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FNEGE 2010


Corbel, P. « La propriété intellectuelle face aux enjeux de société : les apports d’une approche managériale », deuxièmes états généraux du management de la FNEGE, Paris, octobre 2010

Texte de la communication :

Les débats concernant la propriété intellectuelle sont probablement aussi vieux que la propriété intellectuelle elle-même. Constituant une exception aux règles habituelles de la concurrence, elle suscite naturellement des questionnements qui peuvent être grossièrement résumés par la question suivante : les bénéfices procurés par la PI en matière d’innovation compensent-ils les coûts qu’elle génère du fait des situations de monopole temporaire qu’elle légitime ? Lorsque les droits de PI ne sont pas remis en cause en eux-mêmes, cela conduit à des débats sur leur durée et leur portée optimale.
On note depuis quelques années une recrudescence de ces débats. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène :
•    Les demandes de brevets ont fortement augmenté à partir des années 1990, notamment aux Etats-Unis, provoquant dans certains secteurs l’émergence de ce que certains appellent des « maquis de brevets », ce qui peut rendre complexe la mise sur le marché de certaines innovations.
•    Des questions éthiques sont soulevées dès lors, par exemple, que des brevets empêchent des fabricants de médicaments de proposer certains d’entre eux à faible prix dans des pays où seule une petite minorité de la population dispose des moyens nécessaires pour acheter les médicaments développés dans les pays les plus riches.
•    Les deux se combinent parfois, aboutissant à la crainte que la mise sur le marché de traitements ou de tests fondés sur les biotechnologies devienne difficile du fait de la multitude de brevets portant notamment sur les applications thérapeutiques de séquences du génome humain, situation qu’Heller et Eisenberg (1998) ont qualifié de « tragédie des anti-communs » [1].
•    Enfin, l’émergence d’une communauté du logiciel libre a conduit à renouveler les réflexions sur l’efficacité potentielle de modèles alternatifs. Elle montre la possibilité de créer des produits de bon niveau sur des bases radicalement différentes du modèle d’incitation par l’exclusivité qui est à la base des droits de propriété intellectuelle. En outre, les droits de la propriété intellectuelle – notamment les brevets sur les logiciels – sont souvent présentés comme des menaces pour ce système.
Une chose frappe lorsque l’on suit les échanges autour de ces questions. Les spécialistes de management en sont largement absents. D’une manière générale, les travaux sur la propriété intellectuelle ont longtemps été l’apanage de quelques spécialistes, généralement juristes ou économistes [2]. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : plusieurs chercheurs en management, et notamment en stratégie, s’intéressent au sujet. Le but de cette communication est de montrer que leurs travaux présentent certaines spécificités qui sont susceptibles d’apporter des éléments réellement nouveaux dans les débats publics sur la propriété intellectuelle.

La complexification de la perception du brevet et les apports des recherches en  management
La perception des droits de la propriété intellectuelle (et notamment du brevet, qui reste de loin le droit le plus étudié) dans les travaux académiques a fortement évolué au cours des deux dernières décennies. Il est apparu de plus en plus comme un instrument complexe, que l’on ne peut pas cantonner à son rôle premier de protection des innovations. Cette complexification du brevet comme objet d’étude a attiré les chercheurs en management qui l’ont alimentée en retour. Les approches managériales de la propriété intellectuelle sont en effet, conformément à la tradition d’une discipline fondamentalement ancrée dans la pratique, plus proche des utilisations réelles de ces droits par les entreprises.
La plupart des études menées par les économistes dans ce domaine prenaient la forme d’études quantitatives utilisant les données disponibles dans les bases de brevets (ainsi que les questions portant sur la propriété intellectuelle dans les grandes études nationales ou européennes sur l’innovation). Il existe certes quelques exceptions dont le travail séminal de Grandstrand (1999) (qui avait d’ailleurs intitulé son ouvrage « The Economics and Management of Intellectual Property ») mais, pour l’essentiel, on ne connaissait les stratégies de propriété intellectuelle des entreprises qu’à travers quelques indicateurs clés (nombre de brevets, citations, nombre de revendications…). Cela explique que les travaux économiques sur le sujet soient pour l’essentiel restés concentrés sur les fonctions les plus directement visibles et mesurables du brevet, notamment la protection et la possibilité d’accorder des licences.
Or, plusieurs études convergentes ont montré que les brevets avaient en réalité des rôles multiples : blocage de voies technologiques non utilisées par l’entreprise, préservation de la liberté d’exploitation (notamment par les capacités d’échanges de technologies qu’ils ouvraient), signal de compétences, notamment pour les start-up… Voilà qui rendait le sujet autrement plus intéressant pour les spécialistes de management qui pouvaient étudier la manière dont ces stratégies étaient concrètement mises en œuvre, comment elles s’articulaient avec la stratégie générale de l’entreprise, comment elles se traduisaient en termes d’organisation ou d’allocation de ressources.
De fait, les travaux menés par les chercheurs en management stratégique sont largement complémentaires de ceux qui sont menés en économie :
•    Ils ont étudié certains rôles du brevet de manière plus approfondie comme les stratégies de blocage offensif ou défensif (Le Bas et Mothe, 2009), la gestion des risques juridiques (Corbel et Raytcheva, 2008) ou encore l’impact sur la motivation dans les départements de R&D (Corbel et Chevreuil, 2009). En combinant ces travaux et ceux menés récemment sur d’autres rôles par des économistes, on aboutit à une image affinée de l’utilisation réelle des brevets dans les entreprises. Et comme souvent en management, cela conduit également à souligner le caractère contingent de cette utilisation, ce qui rend évidemment l’évaluation de l’impact sociétal de ces droits d’autant plus complexe.
•    Ils se sont intéressés à des stratégies a priori paradoxales, consistant notamment à accorder un grand nombre de licences à un taux faible, voire gratuitement, sur certaines technologies protégées, notamment dans le cadre de batailles de standards - voir nos propres travaux sur le sujet, mais aussi, par exemple, ceux de Demil et Lecocq (2006) sur le marché américain des jeux de rôle. D’une manière plus globale, ils ont permis de resituer les stratégies de propriété intellectuelle dans le cadre plus général de la stratégie de l’entreprise.
•    Ils ont également étudié de manière plus approfondie l’organisation des départements de PI (Ayerbe et Mitkova, 2005) et ses liens avec la stratégie (Ayerbe et Mitkova, 2008). On peut alors appréhender le management stratégique de la propriété intellectuelle dans sa globalité, en incluant les agencements organisationnels associés.
Qu’apportent ces travaux aux réflexions de nature sociétale menées sur le sujet ? Ils contribuent [3] à proposer une vision beaucoup plus riche du brevet. Le brevet devient en effet un outil au service d’une stratégie plus globale et impliquant la mise en œuvre de moyens financiers, organisationnels et humains adaptés. Or, les débats ne portent souvent que sur la fonction de protection. La prise en compte des multiples facettes de cet instrument devenu stratégique amène à poser en des termes différents certains des débats autour des droits de la propriété intellectuelle.

La limitation des effets pervers des droits de la propriété intellectuelle : d’une approche juridique à une approche juridique et stratégique ?
Les brevets déposés dans les biotechnologies peuvent certes rendre plus complexe l’innovation dans certains domaines mais ils servent aussi de fondement à la mise en place d’une nouvelle division du travail entre start-up et grands laboratoires pharmaceutiques (voir par exemple Rothaermel, 2001). Il s’agit donc d’être prudent avant de modifier trop brutalement un système qui cherche par nature à trouver un équilibre entre des exigences contradictoires, équilibre qui a fort peu de chances d’être stable dans le temps et d’un secteur à l’autre. Et comme il est difficile en pratique de mettre en place un droit spécifique pour chaque secteur et que le maintien d’un minimum de sécurité juridique pour les acteurs exige une certaine stabilité, il faut prendre garde à ne pas déséquilibrer tout le système par des décisions visant à résoudre un problème précis. La difficulté est encore accentuée par la nécessité de tenir compte de la concurrence internationale. Les décisions en la matière sont souvent structurantes : il est peu probable qu’une industrie forte se développe dans le domaine des biotechnologies dans un pays limitant trop la protection des technologies mises en œuvre dans ce domaine, mais, à l’inverse, une industrie très performante du médicament générique a pu se développer en Inde, pays qui n’a reconnu que récemment la validité des brevets sur les médicaments.
Bien évidemment, notre argument n’est pas qu’il faut respecter un immobilisme complet, mais simplement qu’il faut bien intégrer les multiples dimensions des droits de PI dans tout changement législatif ou réglementaire. Et aussi qu’il convient d’explorer des voies autres que les modifications de la réglementation pour obtenir certains résultats. C’est en effet là aussi qu’une approche stratégique peut compléter avantageusement une approche juridique.
Partons d’un exemple que nous empruntons à Grindley et Teece (1997). Peu après la première guerre mondiale, le secteur de la radiophonie était confronté à un cas assez similaire à la situation que nous voyons se dessiner dans la génomique. Un grand nombre de brevets avaient été déposés par plusieurs entreprises du secteur (GE, Westinghouse, Marconi…), chacun gênant la commercialisation d’un produit par les autres entreprises. Pour mettre fin à cette situation, le gouvernement américain n’a pas touché au droit des brevets. Il a créé une société, Radio Corporation of America, qui a signé des accords de licences avec tous ces acteurs. Cette entreprise a joué le rôle d’un pool de brevets permettant à chacun des acteurs d’accéder à toutes les technologies clés.
On peut penser que, dans les pays où l’Etat joue un rôle important dans le remboursement des médicaments via les systèmes de sécurité sociale, ce dernier a suffisamment d’influence pour inciter des entreprises privées à aller vers ce type de solution (des réflexions assez avancées ont d’ailleurs lieu autour d’un pool de brevets de ce type pour les médicaments contre le SIDA). Cela est d’autant plus vrai que beaucoup de ces Etats – c’est notamment le cas en France – ont entre les mains un moyen d’influence très peu utilisé dans cette optique aujourd’hui : les brevets déposés par les universités et les organismes publics de recherche (Corbel et al., 2007).
Dans la plupart des cas, les entreprises privées parviennent en effet à surmonter les situations de blocage de ce type. Mais cela nécessite la mise en œuvre de stratégies spécifiques. En général, cela les conduit à des dépôts massifs de brevets leur permettant d’aborder les négociations dans des conditions avantageuses. Or, les stratégies de dépôt de brevets des organismes de recherche (et c’est encore plus vrai pour les universités) ne leur permettent pas d’avoir une influence significative pour peser sur des situations de ce type. Les universités ont généralement des budgets très limités et cherchent une valorisation très rapide de leurs brevets. Les grands organismes de recherche ont plus de marges de manœuvre mais les indicateurs utilisés pour évaluer leurs performances en la matière les incitent également à ne voir dans le brevet qu’un moyen de permettre à un industriel qui prendrait une licence de s’assurer d’une période d’exclusivité sur le produit ou le procédé résultant de l’invention protégée. Paradoxalement, on a alors des organisations publiques qui ont une vision du brevet plus strictement centrée sur la protection que des entreprises privées. Alors que certains industriels vont clairement indiquer qu’ils déposent des brevets pour préserver leur liberté d’exploitation, l’utilisation des brevets dans des organisations publiques est quasi-exclusivement tendue vers la valorisation financière de leur portefeuille.
Au minimum, une approche stratégique des droits de PI de la part des pouvoirs publics devrait les conduire à mettre en place les structures et les compétences nécessaires pour avoir une vision globale du portefeuille détenu par les organismes qu’ils chapeautent, leur permettant ainsi d’intervenir de façon efficace, au cas par cas, dans des situations de blocage gênantes pour l’intérêt public, sans mobiliser les licences obligatoires parfois difficiles à imposer dans ce type de situation.
Mais on peut aussi imaginer que ces organisations publiques poussent plus loin leurs réflexions et intègrent le maintien de zones de liberté dans certains domaines couverts par un grand nombre de brevets en haut de la hiérarchie des buts de leur stratégie de propriété intellectuelle. Il est à noter que cela pourrait parfois avoir des implications paradoxales. Ces organismes s’obligent en effet souvent à suivre une démarche éthique dans ce domaine et donc à éviter les comportements jugés abusifs de certains acteurs privés en la matière. Ainsi, la charte de propriété intellectuelle de l’INRA précise :
« l’INRA ne déposera de brevets couvrant des séquences génétiques que dans les cas où leur fonction biologique aura été démontrée expérimentalement. Il s’inspire en la matière des avis du Comepra et de son conseil scientifique. Les brevets de produit sur des gènes seront rédigés de telle manière que la séquence protégée le sera seulement pour une application donnée, correspondant à la fonction démontrée. De plus, les revendications de l’INRA seront limitées aux applications concrètes et identifiées rentrant dans les missions qui lui sont propres. De plus, dans ses pratiques de négociation et de valorisation ultérieures, l’INRA appliquera dans ses domaines les principes généraux fondant des décisions de licence d’office prévus pour les gènes humains et leurs applications en santé humaine. »
Le problème est qu’une approche trop restrictive du dépôt de brevets comparé aux acteurs privés du secteur ne permet pas de se mettre en situation favorable dans le cadre d’une négociation. Là encore, il ne faudrait pas interpréter de manière simplificatrice nos propos. Il ne s’agit pas de dire que les acteurs publics de la recherche devraient adopter les mêmes comportements de dépôts massifs de brevets en vue de futures négociations que certaines entreprises privées. Mais il s’agit au moins d’intégrer cette possibilité dans l’éventail des instruments d’action possible des pouvoirs publics. Il s’agit aussi de l’intégrer en ayant conscience des implications organisationnelles d’une telle orientation. Elargir ainsi les buts des stratégies de propriété intellectuelle des organismes publics de recherche impliquerait en effet de repenser en profondeur la structure :
•    Les structures de valorisation devraient être davantage thématiques, ce qui impliquerait à la fois des coopérations plus fortes entre organismes (et universités) au niveau de la valorisation et une gestion segmentée du portefeuille dans les organismes généralistes.
•    Les indicateurs de performance devraient intégrer cet objectif, même s’il peut être difficile à mesurer (il peut être approché par le nombre de brevets concernés par des accords de licences croisées et par la participation à des patent pools). Le système actuel valorise le dépôt en lui-même et les contrats de licence (généralement exclusifs) signés avec des industriels.
On voit qu’une approche managériale des droits de la propriété intellectuelle amène à une vision plus riche et ouvre certaines options qui n’étaient même pas envisagées dans le cadre d’une vision plus classique. Encore ne s’agit-il là que des premières pistes tracées par les travaux déjà réalisés sur ce thème. De nombreuses autres voies de recherche restent encore à explorer.

Quelques pistes pour aller plus loin
Les apports potentiels des sciences du management dans un débat de société dépendent bien sûr du niveau de maturité qu’elles ont-elles-mêmes atteint dans ce même domaine. Or, celui du management stratégique des droits de la propriété intellectuelle est relativement balbutiant. Certes, les chercheurs du domaine peuvent fort heureusement s’appuyer sur le riche corpus des travaux économiques sur le sujet. Mais pour exploiter pleinement les spécificités d’une approche managériale, beaucoup de travail reste à faire.
Comment, par exemple, ne pas relier ce thème à celui de la responsabilité sociétale des entreprises ? Les droits de la propriété intellectuelle restent fondamentalement des droits d’interdire. Dès lors, ils peuvent poser des dilemmes éthiques très délicats. Ainsi, en est-il par exemple des médicaments protégés soignant des maladies répandues dans des pays en développement. La problématique est alors complexe. Par principe, les entreprises du secteur sont très réticentes à abandonner, même partiellement leurs droits. Leur modèle d’affaires est en effet fondé sur le brevet. Ce dernier leur permet de pratiquer des marges considérables sur les médicaments vendus, marges qui couvrent non seulement les coûts de R&D du médicament en question, mais aussi ceux des centaines de projets qui n’aboutiront jamais à une introduction sur le marché. Abandonner ses droits dans certains pays particulièrement pauvres n’a certes pas un impact direct majeur, puisque peu de patients ont accès à ces médicaments à leur prix de monopole. Mais cela comporte un risque de réimportation parallèle. Et cela permet aux fabricants de médicaments génériques d’accumuler de l’expérience avant l’expiration du brevet. Pourtant, plusieurs grands laboratoires pharmaceutiques, après avoir adopté une attitude assez intransigeante avec certains pays, ont fait machine arrière et adopté des stratégies au minimum plus conciliantes et parfois même plus actives (mise en place d’un réseau de distribution, financement de recherches sur les maladies propres aux pays pauvres…). Il est en effet difficile d’opposer un droit comme le brevet dès lors que des milliers de vies sont en jeu.
Et même en écartant toute considération humaniste du raisonnement, les entreprises peuvent difficilement faire l’économie d’une réflexion sur la dimension éthique de leur stratégie de propriété intellectuelle. Si ces derniers ont été créés pour que l’innovateur ne soit pas dépossédé des bénéfices associés à son innovation par des imitateurs qui n’auraient pris en charge ni les coûts, ni les risques qu’il a assumé, ils peuvent aussi être utilisés à des fins éthiquement plus contestables. C’est notamment le cas des brevets portant sur des technologies non utilisées, déposés et maintenus uniquement pour gêner les concurrents. Ils peuvent aussi être utilisés comme menace ou comme moyen de mettre en difficulté un concurrent qui ne disposerait pas des mêmes ressources. Potentiellement, une PME aurait beaucoup de difficultés à se défendre contre un grand groupe menant contre elle une guerre juridique utilisant la propriété intellectuelle alors que l’inverse n’est pas vrai. Un procès en contrefaçon peut être dévastateur pour une entreprise, notamment si elle dispose de ressources limitées : frais juridiques, attention des dirigeants, méfiance des clients peuvent l’étrangler avant même l’issue du procès. Donc même si in fine, l’entreprise n’est pas reconnue coupable de contrefaçon. Heureusement, les grandes entreprises n’abusent que rarement de cette possibilité. Certains des praticiens rencontrés au cours de nos recherches ont même clairement indiqué qu’ils ne faisaient pas systématiquement respecter leurs droits auprès de PME en raison des risques pour leur image.
Le système peut d’ailleurs parfois se retourner contre les entreprises mêmes qui ont influencé sa mise en place. A cet égard, l’exemple des Etats-Unis est assez intéressant. Confrontées à une concurrence forte des entreprises japonaises, perçues comme retravaillant souvent des inventions à l’origine américaines, les grandes entreprises high-tech avaient largement réussi à convaincre le gouvernement que leurs droits n’étaient pas suffisamment respectés. Cela a abouti à une réforme du circuit judiciaire américain dans le cas des procès en contrefaçon de brevets. Une Cour d’appel fédérale unique et spécialisée a été créée. La jurisprudence a été, à partir de là, nettement plus favorable aux détenteurs de brevets, à la fois en termes de probabilité de gagner son procès et en termes de dommages-intérêts accordés (jusqu’à près de 900 millions de dollars dans le cas Polaroid vs Kodak en 1991). Comme le système américain possède un certain nombre d’autres caractéristiques augmentant les risques associés à un procès en contrefaçon (possibilité de suspendre à titre provisoire la commercialisation avant l’issue définitive du procès, niveau élevé des frais d’avocats), certains acteurs sont apparus, tentant de profiter de ces caractéristiques spécifiques (en dépit de quelques tentatives d’exportation du modèle, ces sociétés sont toutes concentrées aux Etats-Unis). Ces entreprises, sans activité industrielle acquièrent des portefeuilles de brevets assez importants, notamment auprès d’universités, de particuliers ou encore d’entreprises en faillite. Elles attaquent ensuite des industriels sur la base de ces brevets en menaçant d’obtenir la suspension de la commercialisation de certains de leurs produits si elles ne payent pas des sommes importantes. Or, les premières victimes de ces « patent trolls » sont les entreprises de haute technologie américaines. Plusieurs d’entre elles (Google, eBay, Apple, Dell, HP, Intel…) ont d’ailleurs créé une coalition : « Coalition for Patent Fairness » dans le but de peser sur les discussions actuelles autour d’un texte législatif, le « Patent Reform Act » qui devrait remettre en cause certaines des particularités du système américain.
Cela nous amène à un autre pont possible entre les débats de société sur la propriété intellectuelle et les apports potentiels de la recherche en management. Cet exemple illustre en effet aussi le fait que, s’agissant d’un domaine à l’intersection du droit et du management, il existe nécessairement des stratégies d’influence à l’œuvre. Il serait intéressant d’étudier plus en profondeur ces stratégies de lobbying pour comprendre la manière dont les entreprises parviennent à influencer les décisions publiques en la matière. C’est bien sûr important pour les entreprises dans la mesure où une réglementation donnée peut les mettre en situation (dé)favorable par rapport à leurs concurrentes. Mais c’est important aussi pour les pouvoirs publics dans la mesure où il existe un risque réel de ne prendre une décision qu’en envisageant les conséquences avancées par les parties prenantes actives. Or, comme le souligne Boyle (2008), s’il était relativement pertinent de s’appuyer sur le point de vue des différents industriels parties-prenantes pour traiter des questions qui ne concernaient après tout que les relations entre eux, cela devient de plus en plus problématique à mesure que les questions de propriété intellectuelle pénètrent nos vies personnelles. Le photocopieur, la cassette audio et les magnétoscopes avaient déjà créé des possibilités de reproduction décentralisées, au niveau des particuliers. Internet a fait entrer de plain-pied les individus dans le monde de la propriété intellectuelle. Les débats récents autour de la loi HADOPI en France illustrent ce changement de dimension des droits de la propriété intellectuelle.

Conditions pour une prise en compte des apports de la recherche en management
On le voit, les apports potentiels des travaux menés par des chercheurs en management sont réels : prise en compte de la complexité et de la contingence de l’utilisation de ces outils, loin des modèles trop simplificateurs ; intégration de nouvelles possibilités d’action, comme celle d’une utilisation des portefeuilles de droits des organismes publics de recherche pour débloquer certaines situations de « tragédie des anti-communs » ; prise en compte des aspects éthiques dans les décisions des entreprises en matière de propriété intellectuelle ; compréhension des relations d’influence mutuelle entre pouvoirs publics et entreprises à travers ce domaine… Pourtant, le fait est que les chercheurs en management sont très peu présents dans ces débats et que, lorsque ces aspects sont pris en compte, c’est parce que des économistes, des juristes ou des spécialistes de science politique s’en sont emparés. Quelles conditions faudrait-il réunir pour que leurs travaux soient davantage pris en compte ?
La première condition est sans doute celle de la maturité des travaux menés dans le domaine. Les apports spécifiques des chercheurs en management consistent plutôt à ce jour à apporter des compléments ou des nuances aux modèles proposés par les économistes, parfois à les remettre en cause, plutôt qu’à apporter d’autres modèles reposant sur une approche plus proche de la réalité mais suffisamment synthétique pour aider à la décision. Aboutir à des configurations mettant en relation la stratégie de l’entreprise (ou de la « business unit »), les buts de sa stratégie de propriété intellectuelle, son plan d’action et les ressources allouées à cette activité pourrait s’avérer une étape intermédiaire très utile de ce point de vue.
La deuxième est celle de l’intégration avec les travaux menés dans d’autres disciplines. En dépit de certaines particularités des approches en management stratégique – ou justement à cause de ces particularités -, il est intéressant d’essayer d’intégrer les résultats de nos travaux à ceux menés dans d’autres disciplines. Sans cette forme de décloisonnement, les travaux des chercheurs en management seront peu connus des collègues des autres disciplines qui, dès lors, n’intégreront pas leurs résultats.
La troisième est sans doute celle de la volonté. Il y a probablement (cela reste difficile à mesurer) une forme d’autocensure collective des chercheurs en management dès lors qu’il s’agit de questions sociétales. Notre discipline voudrait semble-t-il que nous nous intéressions à la manière de rendre les organisations (et notamment les entreprises) plus efficientes et éventuellement plus efficaces, selon des critères qui ne sont pas fixés par nous. L’émergence de thèmes comme la responsabilité sociétale des entreprises a déjà conduit à nuancer cette situation. Mais l’angle adopté reste celui des entreprises. La prochaine étape est sans doute de porter nos réflexions sur certains débats de société eux-mêmes, ceux où nous pouvons apporter des éléments spécifiques du fait justement de cette expertise sur le fonctionnement des organisations. Et ils sont nombreux compte tenu de l’importance prise par les questions de management dans nos sociétés aujourd’hui. Nous espérons avoir montré qu’il y avait un réel intérêt pour les chercheurs en management, et notamment en management stratégique, à participer aux débats sur la propriété intellectuelle.

Notes
[1] La tragédie des biens communs sert en général à justifier la place centrale de la propriété privée dans nos sociétés. Les biens communs auraient en effet tendance à être surexploités et insuffisamment entretenus. Heller et Enseinberg mettent à travers ce titre l’accent sur les risques associés à un excès de propriété privée parcellisée.
[2] Nous mettons à part les travaux menés en marketing sur la marque car ils portent plus sur l’ensemble des attributs permettant d’identifier les spécificités d’un produit, d’une gamme, d’une entreprise (en anglais « brand ») que sur le droit de PI associé (en anglais « trademark »).
[3] Certains travaux d’économistes prennent aussi en compte ces dimensions. Voir par exemple Pénin (2005).

Références bibliographiques
Ayerbe, C., Mitkova, L. (2005) « Organisation interne de l’entreprise et valorisation des inventions technologiques protégées » in P. Joffre, J. Lauriol et A. Mbengue, Perspectives en management stratégique, tome XI, p.75-101.
Ayerbe, C. et Mitkova, L. (2008) « Stratégies de brevet et arrangements organisationnels au sein des grands groupes industriels français », Management International, vol.12, n°4, p.11-23.
Boyle, J. (2008), The Public Domain – Enclosing the Commons of the Mind, Yale University Press.
Corbel, P. ; Chomienne, H. et Bonhomme, Y. (2007) « Vers un élargissement des modes d’interaction entre sphères publique et privée ? L’exemple de l’utilisation stratégique des brevets », Politiques et Management Public, vol.25, n°4, p.45-62.
Corbel, P. et Raytcheva, S. (2009) « Le brevet comme outil de gestion des risques : une étude exploratoire des effets de la détention d’un portefeuille de brevets sur le risque de subir une attaque en contrefaçon », Actes de la XVIIIème Conférence Internationale de l'AIMS, Grenoble.
Corbel, P. et Chevreuil, S. (2009) « Les fonctions de gestion des ressources humaines du brevet : une étude exploratoire », Actes du XXème Congrès de l'Association francophone de Gestion des Ressources Humaines, Toulouse.
Granstrand, O. (1999), The Economics and Management of Intellectual Property, Edward Elgar.
Grindley, P.C. et Teece, D.J. (1997) “Managing Intellectual Capital: Licensing and Cross-Licensing in Semiconductors and Electronics”, California Management Review, vol.39, n°2, p.8-41.
Heller, M.A. et Eisenberg, R.S. (1998) “Can Patents Deter Innovation? The Anticommons in Biomedical Research”, Science, vol.280, n°5364, p.698-701.
Le Bas, C. et Mothe, C. (2009) « Le brevet bloquant : essai d’évaluation des pratiques des entreprises françaises », Actes de la XVIIIème Conférence de l'Association Internationale de Management Stratégique, Grenoble.
Lecocq, X. et Demil, B. (2006) « Les effets de l’introduction d’un système ouvert sur la structure d’un secteur : le cas de l’industrie américaine du jeu de rôle », Finance Contrôle Stratégie, vol.8, n°3, p.105-124.
Rothaermel, F.T. (2001) “Complementary assets, strategic alliances, and the incumbent’s advantage: an empirical study of industry and firm effects in the biopharmaceutical industry”,Research Policy, vol.30, p.1235-1251.
Pénin, J. (2005) “Patents versus ex-post rewards: A new look”, Research Policy, vol.34, p.641-656.

Ressources externes

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